A quel point notre situation, en tant qu’espèce vivant sur la planète Terre, est-elle grave, et pourquoi?
Cory Morningstar: Elle est si grave que nous sommes incapables — ou que l’on ne le veut simplement pas — d’en comprendre la magnitude. Même ceux qui seraient en mesure d’en saisir la magnitude sont souvent incapables de l’accepter entièrement. J’entends à travers ça que nous continuons à planifier des choses sur le long terme alors qu’il est établi qu’elles ne seront ni plausibles ni possibles au cours de notre existence. Nous sommes tellement endoctrinés et conditionnés à la folie que nous semblons incapables de nous libérer. De plus, même si nous rassemblions le courage nécessaire pour nous libérer, le système qui nous asservit garantit que nous ne le puissions pas. Si l’on observe les données et la science comme le fait Guy McPherson, il est clair que nous avons déjà dépassé les limites maximales (1°C) établies par le Groupe de Conseil des Nations Unies sur les Gaz à Effet de Serre (United Nations Advisory Group on Greenhouse Gases (UNAGGG)) dans un rapport datant de 1990. Un document qui, d’ailleurs, fut délibérément enterré afin que continue la croissance du système économique industrialo-capitaliste. Sans parler du réchauffement auquel nous sommes d’ores-et-déjà condamné en raison de ce que nous avons émis depuis, mais qui n’adviendra qu’au cours des décennies à venir en raison du temps de latence.
Si davantage de preuves étaient nécessaires afin d’apaiser certains doutes persistants, il suffirait d’écouter les avertissements apocalyptiques de Natalia Shakhova sur la fonte du permafrost et des émissions colossales de méthane qui s’ensuivraient. Shakhova, l’une des principales scientifiques expertes des hydrates de méthane, voit ses publications mises au ban sur la liste noire des médias depuis de nombreuses années. Il suffirait également de prendre en compte le fait que d’éminents scientifiques utilisent le terme « Anthropocène » depuis des décennies, afin de décrire cette époque géologique distincte de l’Holocène – une transition/changement causée par les impacts humains. Nous ignorons collectivement cet incroyable point de basculement.
Voici quelques-unes de mes principales observations, mais le plus dramatique, c’est ce que j’observe dans ma vie de tous les jours. Ces simples observations de la façon dont les gens 1) se traitent entre eux, 2) traitent les êtres sensibles, 3) les formes de vie non-humaines et 4) notre mère, la Terre. L’horrible vérité, c’est que les gens traitent les quatre comme des déchets jetables. Mince ! Ils traitent même leurs propres corps comme une poubelle et sont plus que disposés à empoisonner leurs enfants de multiples façons. On ne peut que se demander s’il s’agit purement et simplement d’ignorance ou bien d’une haine de soi. Peu importe, nous continuons à involuer rapidement. L’importance de la dissonance cognitive est manifeste quand on sait que toutes les civilisations ayant jamais existé se sont effondrées, mais que celle qui surpasse toutes les autres en terme de pillage de l’environnement naturel dont nous dépendons absolument est considérée comme exempt de ce même destin prophétique.
En Occident, dans les sociétés industrielles, la principale opposition politique envers la culture dominante, qui n’est peut-être pas autant en opposition qu’elle aime le prétendre ou le pense, et que j’appellerai « la gauche », afin d’être bref, semble n’être qu’un colossal échec, qu’en penses-tu ?
Cory Morningstar: Oui, c’est très vrai. Il s’agit manifestement d’un échec complet. Plusieurs raisons expliquent cela, selon moi. J’en citerai quelques-unes. La majeure partie de notre « gauche » est constituée de blancs issus de la classe moyenne, de privilégiés. Ces mêmes 1% qui qui émettent 50% des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Il est incroyablement difficile de persuader quelqu’un de regarder dans le miroir lorsque tous ceux qui l’entourent diabolisent les corporations des combustibles fossiles, comme si l’industrie était, de quelque façon que ce soit, séparée de la société et du système lui-même. [Lorsque l’activisme est redirigé et piloté par diverses grosses ONG, par les médias, par toute la gauche bien-pensante, vers un simplisme comme ce « désinvestissement », cet improbable et incompréhensible « abandon » des combustibles fossiles brandi isolément comme LA solution miracle qui nous sauverait tous, sans aucune compréhension du fait que c’est absurde, impossible et implausible tant que TOUT LE RESTE, TOUS LES AUTRES SECTEURS de la société ne sont pas radicalement changé, avant, qu’avancée toute seule cette injonction à « désinvestir des combustibles fossiles » ne signifie rien, NdT]
Après des années de travaux sur le climat et les problèmes écologiques, j’en ai conclu que l’écologie occidentale était morte, et qu’elle avait été remplacée par l’anthropocentrisme du 21ème siècle. Le mot « activiste » en Occident est un terme qui ne fait plus référence qu’à un anthropocentriste égocentrique — volontairement aveugle aux horreurs de l’impérialisme et du racisme qui sous-tendent le système tout entier. Une partie importante de notre langage a été cooptée par le Complexe Industriel Non-Lucratif (CINL), y compris l’environnementalisme, l’activisme, le mot radical, et même le mot capitalisme — mot vague qui fournit un effet de style dans un discours visant dans les faits à protéger et à propager le système socio-économique même qui nous tue.
La critique révolutionnaire, en Amérique, est morte. Le processus bien entamé de la « nouvelle économie » (la financiarisation de la nature) ne suffit même pas à faire émerger la résistance significative, féroce et nécessaire dont nous avons besoin. Bien que Facebook (et son Deepface !) puisse jouer un rôle dans la transmission d’informations, ces métriques sociale sont, en un sens, de l’argent. 500 000 abonnés n’ont rien à voir avec des actions révolutionnaires, tout comme l’argent qui n’est soutenu par rien. Et pourtant ces deux phénomènes dominent le meilleur-des-mondes moderne dans lequel nous vivons aujourd’hui. Je dirais même que les médias sociaux sont finalement un grand mal pour la société dans son ensemble, car il s’agit là du rêve ultime de tous les oligarques et publicitaires de notre temps. Comme mon camarade de WKOG [Wrong Kind Of Green, en français « la mauvaise sorte d’écologie », NdT] Forrest Palmer le dit, à l’instar du Latin, la vérité est une langue morte dans ce monde — tout comme la pensée critique. Les gens ne veulent pas du changement radical s’il nuit de quelque façon que ce soit à leurs privilèges. Et le changement radical nécessaire pour ne serait-ce que ralentir le changement climatique exigerait le plus radical (et pourtant habilitant [i.e. le réapprentissage de l’autonomie, NdT]) des sacrifices, celui qui démolirait les institutions qui oppressent ceux qui paient le prix pour les privilèges des Euro-Américains. J’ai accepté le fait que le privilège, sous quelque forme que ce soit, ne sera jamais abandonné par ceux qui le détienne — il devra être retiré par la force. Toute tentative légitime de démantèlement des structures actuelles du pouvoir, ou de ralentissement de nos multiples crises et de l’autodestruction qu’elles entrainent, ne peut émaner que de la classe ouvrière.
Pourquoi? Quelles sont les principales raisons de son échec?
Cory Morningstar: Il me semble que nous échouons à reconnaitre le niveau de notre propre endoctrinement. Des questions cruciales mises en avant il y a des siècles dans le discours sur la servitude volontaire d’Etienne de la Boétie demeurent sans réponses à ce jour. Personne, ou presque, ne s’intéresse à cet obstacle majeur qui nous empêche de résoudre notre problème majeur, et qui sert à protéger nos structures de pouvoir actuelles. Les faits ancrés dans la réalité observée par de vrais révolutionnaires, comme Assata Shakur, qui soulignait que « personne dans le monde, personne dans l’histoire, n’a jamais obtenu sa liberté en faisant appel au sens moral de ses oppresseurs », sont ignorés.
Je crois que la principale cause de notre échec collectif est le succès du Complexe Industriel Non-Lucratif (CINL), qui est financé à hauteur de billions d’euros par ceux qui nous oppriment. Ceux qui administrent le CINL font appel aux pires traits de l’humanité, plutôt qu’aux meilleurs. L’individualisme, le narcissisme, l’égo, la convoitise, la soif de pouvoir et la célébrité. Ils nous content les mensonges que nous avons besoin d’entendre pour continuer à vivre avec nous-mêmes, pour continuer à piller voracement. Les mensonges qui nous permettent de nous réjouir de nos privilèges sans culpabilité aucune. Les gens de la « gauche morte » suivent ceux auxquels ils s’identifient, comme Bill McKibben et Naomi Klein de l’ONG 350 — des « leaders » blancs et riches, nommés par les élites. Les Marilyn Bucks ne sont plus de ce monde. Les révolutionnaires comme Omali Yeshitela — avec lesquels la « gauche morte » ne s’identifient pas — sont ignorés. En 1966, le révolutionnaire Stokely Carmichael avait dit que c’était « la vraie question qui divise les activistes blancs d’aujourd’hui. Peuvent-ils démolir les institutions qui font de nous des captifs depuis des centaines d’années ? ». 50 ans après, nous pouvons répondre à cette question par un NON sans équivoque. Les activistes blancs n’étaient pas/ne sont pas prêts à abandonner leurs privilèges, quel qu’en soit le prix. Même au prix de leurs propres enfants. Et comme Forrest Palmer le souligne souvent, aujourd’hui, la bourgeoisie noire cherche à s’intégrer dans ce système oppressif plutôt qu’à le détruire. Utiliser le mot détruire dans la même phrase que le mot activisme est d’ailleurs souvent jugé inacceptable. L’autodéfense n’est pas reconnue comme légitime par ces privilégiés tandis que la violence de l’état policier est généralement considérée comme acceptable. La croyance selon laquelle les plus puissants capitalistes du monde vont abandonner volontairement ne serait-ce qu’une partie du pouvoir ou de la richesse qu’ils détiennent est absolument grotesque.
Il me semble que la gauche est un mélange confus de différentes idéologies, plus ou moins contrôlées et créées par la culture dominante, qu’elles pensent défier, et que nous pouvons de ce fait pointer du doigt plusieurs contradictions majeures qui l’empêche d’être une force efficace de résistance, de changement. Qu’en penses-tu, et quelles seraient ces contradictions ?
Cory Morningstar: J’ai compris que c’était le cas il y a des années. A savoir que si « la gauche » pouvait comprendre qu’elle est perpétuellement réabsorbée dans le système auquel elle prétend s’opposer, nous pourrions militer contre une telle manipulation ; qu’en embrassant pleinement la discipline et la pensée critique, nous pourrions empêcher que cela se reproduise encore et encore. Mais la société occidentale nous a enseigné l’inverse. Elle glorifie l’opposé. Ne pensez pas de façon critique. N’apprenez pas l’histoire. Croyez aux slogans que les superpouvoirs corporatistes vous soufflent à travers la chambre d’écho des medias et du CINL. Lorsque j’ai commencé à écrire à propos de l’horrible réalité des organisations non-gouvernementales (ONG) qui forment le CINL, j’ai découvert que les gens croyaient fermement en ces institutions. Cette croyance est profonde — proche de celle en ce dieu des hommes, blanc et aux yeux bleus.
Lorsque John D Rockefeller a dit que « la capacité à gérer les gens est une marchandise que l’on peut acheter, au même titre que le sucre ou le café, et je suis prêt à payer plus pour elle que pour n’importe quelle marchandise », il savait alors ce que la gauche mettrait des décennies à comprendre. Ce que la gauche n’a d’ailleurs toujours pas compris. L’idée selon laquelle nous pourrions modifier la balance des pouvoirs à l’aide des organisations financées par — et dans de nombreux cas créées par — les plus puissantes institutions du monde est ridicule. Et pourtant cette force surpuissante continue et garantit ultimement notre propre destruction. Et lorsque nous regardons ce que la gauche morte occidentale continue à « demander » (des demandes dont les réponses sont d’ores-et-déjà écrites et attendent derrière des portes closes), à savoir des « solutions » qui n’ont rien à voir avec la protection de la nature ou des formes de vie non-humaines, mais qui ne servent qu’à protéger le mode de vie occidental, on se dit que notre éradication est peut-être bienvenue. [Cory Morningstar fait ici référence, entre autres, aux solutions comme les panneaux solaires et les éoliennes, que le système dominant comptait de toute façon mettre en place au fur et à mesure, et met d’ores-et-déjà en place, ou comme le développement durable, et qui ne solutionnent rien bien au contraire NdT].
Voilà la partie la plus triste de notre histoire, celle du chapitre finale. L’ironie étant que si l’être humain avait placé la vie non-humaine au-dessus de la vie humaine, par défaut, nous nous serions sauvés. Voici la contradiction ultime. Et ce qui nous précipite vers la catastrophe. Il y a cependant une bonne nouvelle. Même s’il semble peu probable que nous parvenions à enrayer le changement climatique, ou à le ralentir, il n’est jamais trop tard pour approfondir nos connaissances et poursuivre la vérité et la justice. Tenter de recueillir ne serait-ce qu’une once de dignité tandis que la nature s’éclipse, voilà ce qui me semble souhaitable.
[1] « la quantité total de méthane (CH4) actuellement dans l’atmosphère est de 5 gigatonnes. La quantité de carbone stockée sous forme de méthane dans le plateau de l’Est Arctique Sibérien est d’approximativement 100 à 1000 gigatonnes. Seul 1% de cette quantité doublerait la charge atmosphérique de méthane (qui est approximativement 23 fois plus puissant en tant que GES que le CO2). Peu de choses suffiraient à déstabiliser ne serait-ce qu’1% de cette réserve de carbone étant donné l’état du permafrost et la quantité de méthane actuellement menacée. Ce qui empêche ce méthane d’être émis dans l’atmosphère est une mince colonne d’eau et un permafrost diminuant et perdant sa qualité de sceau. Cela pourrait se produire n’importe quand ». Natalia Shakhova, une des principales expertes du monde en hydrates de méthane.
[2] L’holocène est le nom de l’ère géologique qui représente les 11 000 dernières années. Correspond à la dernière partie de l’ère quaternaire période la plus récente dans l’échelle des temps géologiques.