Démocratie, Insurrection et Gilets Jaunes
December 2018
By Nicolas Casaux
Nous ne vivons pas en démocratie. Cela doit apparaître de plus en plus clairement à de plus en plus de gens. Les manifestations actuelles des gilets jaunes semblent le suggérer. Le mot démocratie n’aurait jamais dû désigner autre chose que la démocratie directe. Le fameux pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple. Le régime politique dans lequel nous vivons, le régime électoral républicain et libéral, que les institutions culturelles dominantes, les gouvernants et les médias qualifient de démocratie représentative (un oxymore), est « une aristocratie élective dans les faits », ainsi que l’écrit Francis Dupuis-Déri dans son livre La peur du peuple – Agoraphobie et agoraphilie politiques. Il ajoute d’ailleurs qu’il « est aussi possible d’y voir une monarchie, puisque l’aristocratie élue est dirigée par un monarque élu, le président — ou un premier ministre tout puissant face à une reine impuissante, comme au Canada ou en Grande-Bretagne. D’un point de vue étymologique, le mot monarchie désigne bien le pouvoir ou le commandement (arkhè) d’un seul individu (mono). Mais pourquoi donc faut-il qu’il y ait un chef dans un régime libéral ou républicain, en plus du corps de l’aristocratie élue?? Mystère. Avoir un chef d’État semble pourtant normal et naturel, et personne ne s’étonne que le roi ait simplement été remplacé par un président ou un premier ministre. »
Jean-Jacques Rousseau écrivait que le principe de la représentation « nous vient du gouvernement féodal, de cet inique et absurde gouvernement dans lequel l’espèce humaine est dégradée ». Lors de la Révolution française, l’Assemblée nationale soulignait que « la représentation du peuple était inconnue aux Anciens » et que c’est du « gouvernement féodal […] dont elle tire son origine. » Quelques années plus tard, aux États-Unis, l’historien Samuel Williams rappellera que « [l]a représentation […] a été graduellement introduite en Europe par les monarques?; non pas avec l’intention de favoriser les droits du peuple mais comme le meilleur moyen de lever des impôts. »
Le peuple qui s’était révolté en 1789 contre le pouvoir en place se méfiait — à juste titre — de ceux qui disaient les représenter. En 1793, l’article 33 de la déclaration des Droits de l’homme affirmait que la résistance à l’oppression était la conséquence des Droits de l’homme. L’article 35 donnait donc au peuple la possibilité de s’insurger contre ses dirigeants : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »
Seulement, et malheureusement (mais heureusement pour Macron), dès 1795, les gouvernants, soucieux de rétablir l’ordre et de conserver leur pouvoir, vont réécrire une nouvelle « constitution ». Les hommes n’y naissent plus « libres et égaux en droit » et le droit de renverser les dirigeants par l’insurrection est supprimé.
En 1810, le Code pénal napoléonien va préciser que toute attaque, toute résistance avec violences envers la force publique sera qualifiée de délit de rébellion. Les mots changent : l’insurrection devient rébellion. Si la rébellion a été commise par plus de vingt personnes, les coupables seront punis, même s’il n’y a pas eu port d’armes, de la réclusion criminelle pour cinq à dix ans[1]. Napoléon pourra enfermer tranquillement ceux qui menacent son autorité en créant un système policier à son service.
Depuis 1992 (article 412 du code pénal[2]) la loi française est plus répressive que le Code pénal napoléonien. Plus répressive que le Code pénal napoléonien. Tout un symbole. Républicain, cela va de soi. Napoléon, ce dictateur sanguinaire — son règne a coûté la vie à plusieurs millions d’individus?; les estimations varient d’un peu plus d’un million à cinq millions — auquel on doit l’Arc de Triomphe, érigé à la gloire de sa mégalomanie. Arc de Triomphe dont les élites (les gouvernants et leurs laquais des médias et des institutions culturelles) ont fait un « symbole de la République », et dont la dégradation a permis aux médias d’occulter les mutilations subies par nombre de Français lors des manifestations de ce samedi 1er décembre — des mains ont été arrachées, au moins un œil crevé, une femme de 80 ans est morte à Marseille, un Toulousain est toujours dans le coma après avoir été touché au visage par un tir de flashball, et beaucoup se sont fait tabasser. C’est-à-dire qu’en réalité, « la République » dont parlent les élites, c’est l’Empire, c’est un régime aristocratique, c’est l’État. D’ailleurs, un autre de ses principaux « symboles », le drapeau tricolore (bleu, blanc, rouge), nous vient directement de la royauté[3].
Et contrairement à ce que suggèrent les médias, le programme d’histoire de l’éducation d’État, les institutions culturelles dominantes et les élites gouvernementales, il est absurde et indécent de révérer les vestiges des régimes autoritaires du passé. Les rois, les reines, les empereurs, les impératrices et leurs lèche-bottes actuels — comme Stéphane Bern — sont autant d’ennemis du peuple. Nous faire respecter, estimer voire admirer ceux qui ont été de terribles oppresseurs ainsi que les symboles de leur pouvoir est une des choses les plus perverses que les dominants — les héritiers de ces oppresseurs — ont réussi à accomplir. Il est très significatif et particulièrement abject que nous ayons aujourd’hui des rues qui portent les noms de tyrans et de dictateurs, des statues à leur effigie, des musées qui les honorent, que l’on visite leurs palais, et ainsi de suite. Leur « République » désigne et incarne tout sauf le principe démocratique. Lorsque, samedi 2 décembre, en sortant du G20 à Buenos Aires, Emmanuel Macron affirme que « le peuple, on doit l’informer au mieux, on doit constamment être dans un travail d’éducation », il énonce clairement la nature antidémocratique du régime qu’il dirige (et de toutes les soi-disant démocraties représentatives), dans lequel une élite, avec lui à sa tête, est en charge de l’éducation du peuple.
C’est pourquoi les gilets jaunes, s’ils tiennent à vivre libres, à mener des existences décentes, et pas simplement à légèrement alléger leur calvaire, ne devraient surtout pas se contenter des maigres — et parfois étranges — revendications qui circulent, et encore moins des quelques concessions ridicules que le gouvernement propose ces derniers jours (moratoire sur la hausse des taxes, etc.), et devraient exiger rien de moins que la dissolution des structures de pouvoir antidémocratiques actuelles, au profit de l’instauration d’une véritable démocratie directe. Ils sont plus qu’en droit d’exiger la destitution de toutes les formes d’autorité illégitimes, et la redistribution égalitaire du pouvoir et des richesses?; et d’ailleurs, à moins d’une refonte totale de la société industrielle telle qu’elle existe aujourd’hui, la destruction de la planète est garantie, et donc celle des sociétés humaines. Cela requerrait, bien évidemment, une période de transition, et toutes sortes de processus qui pourraient et devraient être débattus par les gens eux-mêmes, assemblés dans les places publiques.
Mais revenons-en à la loi française actuelle. Elle qualifie de mouvement insurrectionnel toute violence collective de nature à mettre en péril les institutions de la République. Lesdites institutions ne seront jamais listées et seront à l’appréciation du juge. Le fait de diriger ou d’organiser un mouvement insurrectionnel est puni de la détention criminelle à perpétuité et de 750 000 euros d’amende.
Est puni de quinze ans de détention criminelle et de 225 000 euros d’amende le fait de participer à un mouvement insurrectionnel :
- En édifiant des barricades, des retranchements ou en faisant tous travaux ayant pour objet d’empêcher ou d’entraver l’action de la force publique?;
- En occupant à force ouverte ou par ruse ou en détruisant tout édifice ou installation?;
- En assurant le transport, la subsistance ou les communications des insurgés?;
- En provoquant à des rassemblements d’insurgés, par quelque moyen que ce soit?;
- En étant, soi-même, porteur d’une arme?;
- En se substituant à une autorité légale.
Est puni de vingt ans de détention criminelle et de 300 000 euros d’amende le fait de participer à un mouvement insurrectionnel :
- En s’emparant d’armes, de munitions, de substances explosives ou dangereuses ou de matériels de toute espèce soit à l’aide de violences ou de menaces, soit par le pillage, soit en désarmant la force publique?;
- En procurant aux insurgés des armes, des munitions ou des substances explosives ou dangereuses.
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À l’évidence, malheureusement, nous sommes aujourd’hui bien loin de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793, dont l’histoire de France est pourtant si fière, mais qui n’a plus aucune valeur juridique. C’est-à-dire que ce que nos ancêtres qui se sont battus pour plus de justice considéraient comme « le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs » est aujourd’hui sévèrement puni par la loi.
C’est pourquoi, aujourd’hui, bien que l’immense majorité des Français déteste Macron, aspire à une véritable démocratie et soutienne les gilets jaunes, notre cher monarque est intouchable. La loi l’autorise à réprimer — et même, potentiellement, dans le sang — n’importe quelle insurrection.
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Paradoxalement — peut-être — tout cela ne constitue pas une raison de ne pas participer à une insurrection. Au contraire.
- http://ledroitcriminel.fr/la_legislation_criminelle/anciens_textes/code_penal_1994/partie_legislative_2.htm?
- https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006070719&idArticle=LEGIARTI000006418367&dateTexte=&categorieLien=cid?
- https://www.lepoint.fr/culture/le-drapeau-tricolore-est-il-de-droite-ou-de-gauche-27–11–2015–1985174_3.php ?
[Nicolas Casaux est membre de l’organisation internationale Deep Green Resistance.]